A propos de néo-thomisme

 

Io [Saint Thomas] fui degli agni della santa greggia

che Domenico mena per cammino

u’ ben s’ impingua, se non si vaneggia. [...]


0 insensata cura dei mortali,

quanto son difettivi sillogismi

quei che ti fanno in basso batter l’ ali! [...]


[...] il suo peculio di nuova vivanda

è fatto ghiotto si, ch’ esser non puote

che per diversi salti non si spanda;


e quanto le sue pecore remote

e vagabonde più da esso vanno,

più tornano all’ ovil di latte vòte.


Divine Comédie, Paradis, chants X et XI




On sait que la doctrine scolastique distingue l’intellect pur, qui est proprement angélique, de la raison, faculté humaine : l’intellect supra-rationnel, d’ordre universel, est intuitif ou immédiat1, tandis que la raison, discursive ou indirecte, d’ordre individuel2, n’est qu’une connaissance par reflet ; et il va de soi qu’ il ne peut être dans les possibilités de l’individu en tant que tel de dépasser ses propres limites, de sortir des conditions qui le définissent en tant qu’ individu. C’est pourquoi, si excellente et si parfaite en son genre que puisse être une philosophie, ce n’est pourtant encore « que de la paille », selon le mot de saint Thomas d’Aquin lui-même.


Maintenant, lorsque ce même saint Thomas disserte sur la lumière de gloire et la vision béatifique, sur la grâce, sur le « ravissement » ; lorsque l’écriture sainte parle des dons de l’ Esprit-Saint, de Sagesse et d’ Intelligence, d’inspiration et de révélation, de la connaissance des prophètes, des apôtres, des saints ; sans parler de « l’histoire-sainte », des écrits des pères, de ceux d’un Dante, etc. ; en tout ceci, il est bien entendu qu’il n’est pas question de « sagesse humaine » quelconque, rationnelle, imaginative, sensible, mais bien de connaissance « intuitive », par participation et même identification (puisque qu’immédiate, toute connaissance étant d’ailleurs essentiellement une identification) plus ou moins profonde à l’intellect « angélique » et même divin.3 Si l’individu était un être complet, s’il constituait un système clos à la façon de la monade de Leibniz, une telle connaissance serait certes impossible ; irrémédiablement enfermé en lui-même, cet être n’aurait aucun moyen de connaître ce qui n’est pas de l’ordre d’existence auquel il appartient. Mais il n’en est pas ainsi : l’individu ne représente en réalité qu’une manifestation transitoire et contingente de l’être véritable, qui est, en soi, indépendant de toutes ses manifestations4.


Saint Thomas, bien qu’ il ne devait pas être porté à déprécier outre mesure la pensée philosophique, avait du moins conscience de ses limitations, comme l’indique le mot rapporté plus haut ; et il accorde dans ses écrits une large part à l’inexprimable, sans prendre la dialectique pour une fin en soi, et sans nier la possibilité de la connaissance supra-rationnelle, sans laquelle la connaissance rationnelle qui n’en est que l’ombre serait d’ailleurs tout à fait impossible ; et il n’y a pas pour lui non plus deux mondes séparés et radicalement hétérogènes, tels que les suppose la philosophie moderne en les qualifiant de « subjectif » et d’« objectif », ou même superposés à la façon du « monde intelligible » et du « monde sensible » de Platon : pour lui comme pour tout docteur traditionnel, tout ce que contient l’existence n’est que la manifestation, sous des modes multiples, d’un seul et même principe, qui est l’ Être universel, le Verbe comme « lieu des possibles », l’ Intellect divin.


Cela dit, les modernes, en niant toute faculté d’ordre transcendant, identifièrent purement et simplement l’intelligence à la raison ; chez certains, qui ne conçoivent rien au delà, il y a même une véritable déification de la raison humaine, s’adorant elle-même, soit directement, soit à travers la science moderne qui est son œuvre ; quant à ce qui concerne l’ordre divin ou transcendant, pour ceux qui veulent bien encore l’admettre, cela ne relève plus guère que de la «croyance», c’est à dire au fond de la sentimentalité ; et d’ailleurs, le monde moderne devait voir naître, comme une sorte de contrepartie du rationalisme, ce qu’on peut appeler le sentimentalisme, c’est-à-dire la tendance à voir dans le sentiment ce qu’il y a de plus profond et de plus élevé dans l’être, à affirmer sa suprématie sur « l’intelligence ».


Si maintenant nous demandions à un « thomiste » d’aujourd’hui ce qu’il pense de la cosmologie de saint Thomas, qui a enseigné par exemple la doctrine, tout à fait courante au moyen-âge, suivant laquelle angelus movet stellam, sans parler de la théorie des éléments, ou encore des cieux planétaires (de la sphère de la Lune au ciel de Saturne puis au-delà, ciel des étoiles fixes et même jusqu’à l’empyrée), il est assez probable qu’il s’en trouve un certain nombre à n’y voir que des théories plus ou moins dépassées par la science moderne, et qui soient incapables de voir la différence qui existe entre les points de vue de la physique de l’antiquité et du moyen âge et de celle d’aujourd’hui, différence telle qu’il n’y a lieu d’envisager entre elles ni opposition ni conciliation. Quant à comprendre vraiment cette cosmologie, à se rendre compte que les «cieux» sont des «mondes», c’est à dire des états ou des modalités de l’existence dont les astres visibles, en vertu de correspondances effectives et précises fondées sur la constitution même du « macrocosme », ne sont que les reflets dans le nôtre ; que chacun de ces «mondes», dans son ensemble et comme globalement, est relié plus spécialement à un certain attribut divin représenté ou exprimé par un ange qui ainsi en est «l’esprit»5 ; que par les « influences astrales », dont saint Thomas a explicitement affirmé l’ existence, on ne doit pas entendre exclusivement, ni même principalement, les influences propres des astres dont les noms servent à les désigner, bien que ces influences, comme celles de toutes choses, aient sans doute aussi leur réalité dans leur ordre, mais que ces astres représentent surtout la synthèse de toutes les catégories diverses d’influences cosmiques qui s’exercent sur l’individualité, et dont la plus grande part appartient proprement à l’ordre subtil ou «psychique»6 ; quant à la compréhension de ce genre de choses donc, et nous n’essaierons même pas de dire quelques mots des éléments, il ne nous semble guère que cela rentre dans «l’horizon intellectuel» de la plupart des thomistes d’aujourd’hui, parce que leur point de vue est encore trop moderne et simplement «philosophique» ; d’ailleurs, ils se contentent généralement de laisser ces aspects de la doctrine de leur maître dans l’ombre, à moins cependant qu’ils n’en fassent mention en tant qu’ historiens, en vertu de la «méthode historique» qui, sans s’occuper de la vérité des idées, veut tout expliquer par des influences et des emprunts, méthode que certains appliquent d’ailleurs même parfois plus ou moins à la doctrine toute entière.


Il ne faut donc pas s’étonner s’il en est qui prétendent écrire de soi-disant expositions du «système philosophique» de saint Thomas en mettant à part, non-seulement ce que nous venons de mentionner, mais même, d’après leur propre dire, sa «théologie» ; et il ne faut pas s’étonner non plus s’il leur arrive d’attribuer une espèce de rôle fantastique à «l’abstraction», une sorte de pouvoir extraordinaire à l’intelligence simplement humaine, tout en niant par ailleurs avec une espèce d’acharnement la possibilité de l’intuition purement intellectuelle7. Malheureusement, le point de vue simplement philosophique est fort limité, et les «néo-thomiste» sont loin d’être à l’abri de confusions de toute sorte ; on peut même se demander au fond jusqu’à quel point ils comprennent vraiment saint Thomas, d’autant plus que la terminologie scolastique est fort compliquée, sans être pour cela particulièrement précise, et sans même parler des mots qui ont aujourd’hui une acception toute autre que celle qu’elle avait dans ces doctrines. Cela est trop évident en ce qui concerne le mot «forme» par exemple8, et le mot «matière» non plus n’y est évidemment pas la même chose que chez les physiciens modernes. D’ailleurs, la «forme» comme on l’entend aujourd’hui couramment (qui serait «figure» dans l’ancienne langue philosophique) est évidemment du côté de la materia des scolastiques9. Les conceptions, depuis le moyen-âge, se sont fortement matérialisées, et c’est ainsi que, par exemple, lorsqu’un néo-scolastique emploie le mot res, «chose» (mot qui selon saint Thomas désigne un «transcendantal»), il faut toujours se demander comment il l’entend exactement ; nous avons déjà fait allusion à la confusion de l’ Universel et du général ; celle de la possibilité et de la potentialité, qui lui est comparable à certains égards, n’est pas moins courante. La potentialité n’est qu’une sorte d’image réfléchie et négative de l’état principiel des possibilités non-manifestées ; mais certains, après avoir distingué le possible du réel (alors que tout possible est évidemment réel par là même), semblent considérer les «idées éternelles» comme de simples « virtualités » par rapport aux êtres manifestés dont elles sont les «archétypes» principiels, voir même comme des sortes de «concepts» ou d’images n’ayant pas avec les êtres eux-mêmes un rapport plus effectif que ne peut en avoir leur image réfléchie dans un miroir, ce qui est évidemment un renversement complet des rapports du Principe avec la manifestation. Il ne peut rien y avoir de virtuel dans le Principe, mais, bien au contraire, la permanente actualité de toutes choses dans un « éternel présent », et c’est cette actualité même qui constitue l’unique fondement réel de toute existence.


Intelligere n’est pas forcément «penser» ; mens pas forcément «esprit» ; et l’Être pur n’est certainement pas «l’existence» manifestée ; mais ne se trouve-t-il pas des philosophes pour chercher à concilier le thomisme avec «l’existentialisme» ? Dans ces conditions, il peut fort bien se trouver des étudiants qui, au bout de leurs études de théologie, ne savent pas distinguer Infini (infinitum absolutum) et indéfini (infinitum secundum quid), éternité et perpétuité, materia prima, materia secunda et materia signata quantitate. La terminologie scolastique peut faire naître bien des équivoques, en dépit de toutes les distinctions qu’elle peut introduire secondairement (distinctions qui d’ailleurs, il faut bien le dire, peuvent parfois donner l’impression de complications inutiles et d’assez vaines subtilités au milieu desquelles on risque souvent de perdre de vue l’essentiel) ; ainsi par exemple, de l’extension du sens du mot "action" de manière à y faire rentrer la connaissance, et de l’assimilation de celle-ci à un mouvement, même en étendant le sens de ce dernier mot autant qu’on voudra. Et que dire du mot «substance», qui peut être pris, soit dans le sens d’un substratum, en puissance par rapport aux attributions ou déterminations diverses qui en seront comme autant de modifications, soit au contraire, par exemple dans l’expression «forme substantielle», comme ce qui constitue le côté «formel», «actif» ou «qualitatif» de l’être, la synthèse de toutes les déterminations essentielles ou attributions principielles positives qui se manifesteront extérieurement par la substance entendue au sens précédent de sujet logique ou de «support» potentiel de ces attributions. Cette dernière ambiguïté provient de la traduction assez étonnante du grec ousia par «substance» au lieu d’«essence», traduction d’autant plus propre à confusion qu’il pourrait sembler assez naturel de prendre ces termes d’ essence et de substance comme corrélatif de ceux d’acte et de puissance. En outre, en ce qui concerne la notion de substance, il conviendrait de distinguer deux applications très différentes qui en ont été faites : d’une part, un sens absolu, celui de « substance universelle », et, d’autre part, un sens relatif, celui de « substance individuelle ». D’un autre côté, l’essentia dans sa relation avec l’esse (qui n’est pas proprement «l’existence»10), telle qu’ exposée dans le De ente et essentia, est du côté de la puissance : c’est la substance conçue comme le principe potentiel de certaines déterminations, à l’exclusion de toutes les autres, déterminations qui seront actualisées par l’influence de l’ esse et qui se manifesteront en vertu de la nature propre de cette substance. Il faut bien faire attention que, dès qu’on entre dans le relatif, les termes deviennent susceptibles d’applications multiples à des degrés différents, et que ce qui est puissance ou materia à un certain niveau peut devenir acte ou forma à un autre niveau et inversement, suivant la hiérarchie des degrés plus ou moins particularisés que l’on considère dans l’existence.


Pour conclure ces quelques considérations, nous dirons donc ceci : l’ Être, en lui même, est un est indivisible ; mais, pour que la manifestation puisse se produire, il faut, sans d’ailleurs que cela n’affecte en rien son unité fondamentale, qu’il se polarise en quelque sorte, non pas en lui-même, mais par rapport à cette manifestation, en deux principes qu’on pourra appeler Acte et Puissance, Essence et Substance, Ciel et Terre, etc. : ce sont comme les deux pôles de la manifestation universelle, entre lesquels se produit tout ce qui a une existence définie et déterminée ; et ces deux principes, dont l’un contient en acte tout ce dont l’autre est capable en puissance, c’est-à-dire toutes les possibilités d’être, sont eux-mêmes, l’un et l’autre, en dehors de la série qui est constituée par tout l’ensemble de l’existence manifestée, et qui occupe ainsi tous les degrés intermédiaires entre la puissance pure et l’acte pur. En outre, cette polarisation peut s’appliquer analogiquement à des niveaux différents, suivant que l’on considère la manifestation universelle tout entière, ou seulement un certain domaine de cette manifestation, et c’est pourquoi, notamment, la distinction de la forma et de la materia a une portée plus restreinte que celle de l’acte et de la puissance. A cet égard, il convient, avant toute chose, de distinguer les «eaux supérieures» et les «eaux inférieures», qui sont respectivement d’ordre universel et d’ordre individuel, et qu’on peut encore appeler «l’informel» et le «formel», en prenant le mot «forme» dans son sens usuel et non pas selon la terminologie scolastique ; l’un et l’autre sont respectivement dans leur rapport comme l’essence et la substance, ou comme la forma et la materia ; et si les anges, bien que composés d’acte et de puissance, sont dits être pure forma dénuée de materia, c’est parce qu’ils appartiennent à l’ordre supra-individuel. Ensuite, dans l’ordre «formel» (au sens usuel) ou individuel lui-même, on pourra distinguer le «psychique» et le corporel, qui sont aussi forma et materia l’un par rapport à l’autre, et sans doute pourrait-on même aller plus loin encore dans la distinction, en distinguant par exemple, dans le principe psychique qui caractérise l’individualité humaine, l’élément mental proprement dit et l’élément sentimental ou émotif. Voici un tableau qui pourra résumer ces dernières considérations :


Universel... Non manifestation ou incréé

                   Manifestation informelle ou «angélique»


Individuel... Manifestation formelle... État subtil ou «psychique»                                                                                                État grossier ou corporel


Ces quelques indications, aussi sommaires soient-elles, nous semblent propres à dissiper quelques confusions assez graves ; notamment, on aura remarqué que la distinction que nous avons rappelé en tout premier lieu, celle de l’intellect pur et de la raison, sur laquelle nous aurons à revenir, correspond à la distinction de la manifestation informelle et de la manifestation formelle ; et c’est de l’oubli de cette dernière distinction que procède la confusion presque générale du «psychique» et du spirituel.


D’autre part, qu’on aille pas penser qu’en tout ceci, il ne s’agit que de simple «philosophie», «d’ abstractions» ou d’opinions comparables à celles qu’ on trouve dans les petites constructions de la fantaisie d’un philosophe quelconque. On devrait pouvoir se contenter de sourire des prétentions de ceux qui veulent mettre des « systèmes » purement humains, produits de la simple pensée individuelle, en parallèle ou en opposition avec les doctrines traditionnelles, essentiellement supra-humaines, s’ils ne réussissaient que trop, dans bien des cas, à faire prendre ces prétentions au sérieux. Si des «thomistes» acceptent le point de vue profane comme tout aussi valable que le point de vue traditionnel, au lieu de n’y voir que la dégénérescence ou la déviation qu’il est en réalité, que pourront ils bien trouver encore à redire à la trop fameuse « tolérance », qui consiste, comme l’on sait, à accorder à n’importe quelle erreur les mêmes droits qu’à la vérité ? Aux mêmes tendances se rattache en somme l’importance attribuée indûment aux sciences profanes par les représentants plus ou moins autorisés (mais en tout cas bien peu qualifiés) de doctrines traditionnelles, allant jusqu’à s’efforcer constamment, au prix des pires compromissions, d’« accommoder » celles-ci aux résultats plus ou moins hypothétiques et toujours provisoires de ces sciences, comme si, entre les unes et les autres, il pouvait y avoir une commune mesure, et comme s’il s’agissait de choses se situant à un même niveau.11


Il est vrai qu’ Aristote et saint Thomas, tout en affirmant l’existence de l’intellect pur, pratiquement, ne tirent guère de conséquences de cette affirmation de principe, et que leur méthode exclusivement dialectique a pu servir par la suite aux rationalistes ; mais l’acte et la puissance, l’essence et la substance dont nous venons de parler, ce n’est pas autre chose que le Ciel et la Terre du symbolisme traditionnel, ainsi que nous l’avons signalé incidemment ; du reste, l’action de ces deux principes a été bien souvent mis en rapport avec les rôles respectifs du Saint-Esprit et de la Vierge dans la génération du Christ ; et ne voit-on pas les conséquences qu’on pourrait en tirer quant à des doctrines comme celle de l’ Immaculée Conception, ou encore celle de l’union de la nature divine et de la nature humaine dans la Personne du Christ ? Personne sans doute n’ira assimiler le symbolisme traditionnel à de la philosophie12, et pour cause : la philosophie est, comme tout ce qui s’exprime dans les formes ordinaires du langage, essentiellement analytique, « discursive » comme la raison humaine, tandis que le symbolisme proprement dit est essentiellement synthétique, ce qui le rend incomparablement plus apte que le langage à servir de point d’appui à l’intuition intellectuelle et supra-rationnelle, et c’est précisément pourquoi il constitue le mode d’expression par excellence de tout enseignement traditionnel. Eheieh asher Eheieh, « L’Être est l’Être », répondit Dieu à Moïse qui lui demandait son nom ; serait-ce encore là de la «philosophie» ? Vouloir «abstraire» la «philosophie» de saint Thomas de l’ensemble de la doctrine traditionnelle, ne rien voir au-delà de la forme dialectique, somme toute assez extérieure, qu’il a employé pour en exprimer certaines vérités, c’est prendre l’écorce pour le noyau ; encore heureux si les philosophes sont capables de comprendre ou de reconnaître à quel point leur point de vue est limité, et s’ils ne prétendent pas imposer à tous les bornes de leur entendement, tels des aveugles qui nient, sinon l’existence de la lumière, du moins celle du sens de la vue, pour l’unique raison qu’ils en sont privés.


Ces dernières remarques pourront faire comprendre pourquoi le néo-thomisme, au fond, n’a jamais été bien gênant à l’égard des tendances modernistes, si même à vrai dire il n’en a pas été plutôt un allié. Il faut rappeler ici ce que nous avons dit au début : c’est la perte ou l’oubli de la véritable intellectualité, à l’origine même du monde moderne, qui a rendu possibles ces deux erreurs qui ne s’opposent qu’en apparence, qui sont en réalité corrélatives et complémentaires : rationalisme et sentimentalisme.


La négation de toute faculté de connaissance supérieure à la raison, c’est-à-dire au mode individuel et purement humain de l’intelligence, a pour conséquence presque inévitable ce qu’on pourrait appeler une « humanisation » de la religion, qui finit par dégénérer en « religiosité », c’est-à-dire par n’être plus qu’une simple affaire de sentiment, un ensemble d’aspirations vagues et sans objet défini. Ceux qui, ne se contentant pas de ce que la raison peut donner, cherchent autre chose, le cherchent du côté du sentiment et de l’instinct, c’est-à-dire au-dessous de la raison et non au-dessus ; et sans même parler des conceptions qui voient dans les bas-fonds de la subconscience le moyen par lequel l’homme peut entrer en communication avec le Divin, il est alors tout naturel que le dogme finisse par se dissoudre en quelque sorte et s’évanouir pour ne plus laisser subsister que ce « moralisme » humanitaire dont les manifestations plus ou moins bruyantes sont un des traits caractéristiques de notre époque.


D’autre part il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, qu’il soit parfois fait usage d’une phraséologie et d’un symbolisme dont l’origine est proprement religieuse, mais qui se trouvent dépouillés de ce caractère et détournés de leur première signification, et qui peuvent tromper facilement ceux qui ne sont pas avertis de cette déformation ; que cette tromperie soit intentionnelle ou non, le résultat est le même ; et quant à l’aboutissement de tout cela, c’est une grossière idolâtrie, ou plus précisément, une sorte de divinisation de l’humanité, non pas au sens où le Christianisme permet de l’envisager d’une certaine manière, mais au sens d’une substitution de l’humanité à Dieu.13


Maintenant, lorsque on ignore au fond ce qu’est l’intellectualité pure, qu’on dénie d’ailleurs en fait à quiconque sa possession effective et qu’on ne l’envisage en quelque sorte, avec toutes les autres vérités métaphysiques, qu’à travers les subtilités de la dialectique, on peut bien s’imaginer qu’une connaissance simplement philosophique pourra remédier à tout et opérer un redressement de la mentalité contemporaine, comme il en est aussi qui croient trouver dans la science moderne elle-même un moyen de s’élever à des vérités supérieures, alors que cette science n’est fondée précisément que sur la négation de ces vérités ; mais en fait, la philosophie, même dans le cas le plus favorable, est à peine une ombre de la vraie connaissance, et elle ne permettra jamais à quiconque d’atteindre, comme pour les prisonniers de la caverne de Platon, autre chose que des ombres, ombres trop manifestement «abstraites» des facultés sensibles ou «imaginatives» ; et des ombres, ce sont aussi ce que sont les mots et les symboles de cette religion «humanisée» dont nous venons de parler, qui ont été dépouillés de leur véritable signification «analogique» ou «équivoque», pour n’en plus garder que de sombres reflets inversés. Entre celui qui est dupe de toutes ces idoles creuses, entre celui qui conçoit Dieu comme « un être » plus ou moins analogue aux êtres individuels et particulièrement humains, qui Lui attribue par exemple tout à fait littéralement l’affectivité, et celui qui n’ envisage les principes transcendants que du seul point de vue de la pensée philosophique, il n’y a peut-être au fond pas une opposition si radicale ; même si ce dernier ne va pas jusqu’à envisager ces principes comme de simples «hypothèses», susceptibles d’être examinées ou «critiquées» par quelque «théorie de la connaissance», il n’en pourra pas moins facilement en venir plus ou moins inconsciemment à ne les considérer que comme des «abstractions de la pensée» ; et, quant à la religion s’il est «croyant», quant à ce que l’homme peut atteindre de ces principes dans le «réel», pour parler le langage «à l’envers» de nos contemporains, il pourra fort bien se trouver d’accord avec les «exotéristes» les plus exclusifs, surtout s’il est de ceux qui ne peuvent souffrir ce qui les dépasse, et rejeter avec eux toute doctrine ne rentrant pas dans les cadres étroits de la morale et du «mysticisme».


Pour conclure, étant donné que saint Thomas cite fréquemment Averroès ou Avicenne, nous donnerons un essai de traduction, très approximative, d’un texte arabe de la première moitié du XIIIe siècle qui nous semble tout à fait à propos. Cependant, il convient de dire que, d’une part, Ibn ‘Arabî, l’auteur, est fort loin d’être d’une lecture aisée ; d’autre part, que la traduction anglaise sur laquelle nous traduisons est elle même forcément déjà bien approximative (d’autant plus qu’il ne s’y trouve que très peu d’indications de mots arabes) ; enfin que pour bien faire, sans trop mutiler ce septième chapitre des Futuhât, il aurait sans doute fallu donner un extrait plus long.


« [Après avoir parlé de l’éminence de l’ Homme, le texte continue ainsi : ] Cependant, Dieu les a éprouvés avec une épreuve qui n’a été imposée à aucun autre dans Sa création ; ils seront soit bienheureux, soit damnés selon la manière dont ils se conduisent et se comportent ; et cette épreuve avec laquelle ils ont été éprouvés, c’est que Dieu à créé en eux une faculté appelée «réflexion», et il a fait de cette faculté le serviteur d’une autre faculté appelée intellect. Il a obligé l’intellect, bien qu’il soit le maître de «réflexion», à prendre de «réflexion» tout ce qu’elle lui donnerait. Et Il n’a pas donné à «réflexion» un domaine autre que dans la faculté «mentale» ; et Il a fait de la faculté «mentale» un lieu pour rassembler les données transmises par la faculté sensitive. Et il lui a fait une faculté appelée «imaginative» ou «formatrice» ; ainsi, rien n’arrive dans la faculté «mentale» si ce n’est ce qui est transmis par les sens, ou ce qui est transmis par la faculté «formatrice» [les termes de toutes ces facultés ont été traduits de manière très approximative]. Les «matériaux» de la faculté «formatrice» proviennent de données sensibles, et ainsi peuvent être composées des formes qui n’ont pas d’individualité propre - mais dont les parties, toutes, peuvent exister dans le sensible.


« Cela parce que l’intellect a été créé simple, pur, n’ayant absolument rien des sciences réflexives. Il fut dit à «réflexion» : "Discrimine entre le vrai et le faux qui est dans cette faculté «mentale»." Alors elle regarde ce qui se présente ; elle peut parvenir à une ambiguïté, ou elle peut parvenir à une preuve, mais sans en avoir conscience. Cependant dans sa présomption, elle pense qu’elle sait quelles formes sont ambiguës et quelles formes sont évidentes, et qu’elle est parvenue à la connaissance. Cependant, elle ne voit pas les défauts des «matériaux» dont elle dépend pour l’acquisition de cette connaissance. Puis l’intellect accepte les évidences de sa part et juge là dessus. Ainsi son ignorance devient plus que sa connaissance - même pas comparable !


« Puis Dieu a chargé cet intellect de Le reconnaître de sorte qu’il ne se réfère qu’à Lui, et à rien d’autre, pour sa connaissance de Dieu. Mais l’intellect a compris le contraire de ce que le Vrai voulait de lui, lorsqu’ Il disait : «N’ont-ils pas réfléchi ?» (Cor. 7:184), et puis : «pour un peuple qui réfléchit» (10:24). Alors il s’est fié à «réflexion», et il l’a prise comme un guide à suivre, et il a été distrait de ce que le Vrai voulait dire par «réfléchir» - qu’ Il lui disait que «lui» (l’intellect) devait «réfléchir». Seulement alors aurait-il vu qu’il n’avait pas de voie vers la connaissance de Dieu si ce n’est par Dieu Lui-même la lui donnant. Ainsi lui dévoile-t-il par intuition la situation telle qu’elle est vraiment. Mais tous les intellects ne réalisent pas cette compréhension - seulement les intellects élus de Dieu, parmi Ses prophètes et Ses amis.»

1Intuition qui n’a évidemment rien à voir avec «l’intuition» sensible et infra-rationnelle de certains philosophes modernes.

2Disons dès à présent qu’ il ne faut pas confondre l’ Universel et le général. Le général ne s’oppose point à l’individuel, mais seulement au particulier, et il est, en réalité, de l’individuel étendu. Voici un tableau qui précise les distinctions essentielles à cet égard :

Universel

Individuel... Général

                    Particulier... Collectif

                                        Singulier

3Nous ne parlons pas ici des « phénomènes » mystiques, visions ou autres, manifestations sensibles et sentimentales de tout genre où l’individu, dans le meilleur des cas, ne fait que recevoir par reflet la lumière purement intellectuelle.

4Dans ces conditions, il est évident qu’aucune contingence ne saurait être un obstacle à la «glorification» ; rien ne peut entrer en opposition avec la totalité absolue, vis-à-vis de laquelle toutes les choses particulières sont comme si elles n’étaient pas.

5C’est en raison de cette réduction de la nature angélique à un attribut défini, sans aucune « composition » autre que le mélange d’acte et de puissance qui est nécessairement inhérent à toute manifestation, que saint Thomas a pu considérer les différences existant entre les anges comme comparables à des différences spécifiques et non à des différences individuelles : c’est la distinction des attributs divins qui fait ici la distinction même des êtres (cf. René Guénon, Les « racines des plantes » - c’est à René Guénon que renverront toutes les références sans nom d’auteur).

6Ce qui n’empêche pas que, dans un ordre plus profond, la vraie détermination ne vient pas du dehors, mais de l’être lui-même, et que, si l’individualité est en rapport avec un ensemble défini d’influences, c’est que cet ensemble est celui-là même qui est conforme à la nature de cet être (cf. L’être et le milieu, ch.XIII de La Grande Triade).

7L'adage suivant lequel « nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu », première formulation de ce qui devait s’appeler plus tard le « sensualisme », est de ceux qu’on ne peut rapporter à aucun auteur défini, et il semble en fait assez vraisemblable qu’il n’appartient qu’à la période de décadence de la scolastique (cf. Le règne de la quantité et les signes des temps, ch.XI).

8La « forme » des scolastiques est ce qu’Aristote appelle εἶδος, qui est étymologiquement l’« idée », "non pas au sens psychologique des modernes, mais en un sens ontologique plus proche de celui de Platon qu’on ne le pense d’ordinaire, car, quelles que soient les différences qui existent réellement à cet égard entre la conception de Platon et celle d’Aristote, ces différences, comme il arrive souvent, ont été grandement exagérées par leurs disciples et leurs commentateurs". Les unes comme les autres sont les « archétypes » ou les principes essentiels des choses ; "Platon en montre surtout l’aspect transcendant et Aristote l’aspect immanent, ce qui ne s’exclut pas forcément, quoi qu’en puissent dire les esprits « systématiques », mais se rapporte seulement à des niveaux différents" (cf. ibid, ch.I).

9Il faut même remarquer que, parmi les conditions d’un état d’ existence, c’est la forme, entendu au sens courant, qui caractérise cet état comme individuel (forme qui, d’une manière générale, ne doit nullement être conçue comme revêtue d’un caractère spatial) ; mais d’ailleurs, à ce point de vue, l’espèce elle-même doit être regardée comme étant d’ordre individuel, car elle n’est rien de transcendant par rapport à l’état ainsi défini ; c’est là un ordre de considération tout autre que celui du «principe d’individuation», selon lequel les individus, au sein de l’espèce, sont distinct ou séparés les uns des autres par la quantité discontinue (cf. ibid, ch.VI).

10Existere, étymologiquement, c’est ex-stare, tenir son être d’autre chose que soi-même, être dépendant d’un principe supérieur ; l’existence ainsi entendue, c’est donc proprement l’être contingent, relatif, conditionné, le mode d’être de ce qui n’a pas en soi-même sa raison suffisante.

11Cf. Le sens des proportions.

12Il ne s’agit évidemment pas de contester l’« historicité » de certains faits comme tels ; tout au contraire, les faits historiques eux-mêmes ont une valeur symbolique et expriment les principes à leur façon et dans leur ordre.

13Cf. les articles publiés dans Regnabit.

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