Note sur la médecine
avec l'aide de quelques livres
par quelqu'un qui l'ignore complètement
Medice, cura teipsum !
...et ejecerunt illum extra civitatem : et duxerunt illum usque ad supercilium montis...
Ipse autem transiens per medium illorum ibat.
Luc, 4, 23-301
On me parle de plantes : beaucoup s'aperçoivent en effet du caractère trop souvent malsain de la médecine actuelle ; mais c'est sans doute mal comprendre le fond du problème.
Ce n'est pas vraiment la plante qui guérit. Selon les conceptions traditionnelles, tout est relié par certaines correspondances, et le monde corporel procède tout entier de l’ordre des formes subtiles « animiques », « psychiques », dans lequel il a, peut-on dire, son principe immédiat, et par l’intermédiaire duquel il se rattache, de proche en proche, à la manifestation informelle ou purement spirituelle, puis au non-manifesté ; ce qui guérit donc véritablement c'est le principe non-manifesté ou l'aspect divin qui, dans le monde corporel, a en quelque sorte sa représentation dans telle ou telle plante pouvant servir de véhicule à son influence parce que, d’une certaine façon, elle participe de sa nature et en porte véritablement la « signature ». Bien entendu, on pourrait en dire autant de tous les autres supports fort variés employés dans les rites médicaux2.
Prenons la médecine traditionnelle chinoise, tout entière basée sur la distinction du yang et du yin : toute maladie étant due à un état de déséquilibre, c’est-à-dire à un excès de l’un de ces deux termes par rapport à l’autre, il faut renforcer ce dernier pour rétablir l’équilibre, et on atteint ainsi la maladie dans sa cause même, au lieu de se borner à traiter des symptômes plus ou moins extérieurs et superficiels ; et si l'équilibre, si important dans la médecine comme ailleurs, est comme l'image ou le reflet de l'indifférenciation principielle, le yang et le yin sont quant à eux les influences procédant respectivement du Ciel (Tien) et de la Terre (Ti), c'est à dire de l'essence et de la substance universelles, aspects actif et passif, « masculin » et « féminin », du « Grand Extrême », Tai-ki, l’Être ou l’Unité transcendante.
On lit, dans le Timée de Platon, outre que les maladies ont aussi leur rôle à jouer dans l'ordre des choses (la somme des déséquilibres partiels par lesquels est réalisée toute manifestation constituant d'ailleurs toujours et invariablement l'équilibre total), que les moins bons remèdes sont les remèdes externes, appliqués du dehors, tandis que les meilleurs sont ceux qui viennent de l'intérieur, de l'être même, de l'esprit3 ; et on pourrait trouver d'innombrables textes allant dans ce sens4, sans parler des passages évangéliques mentionnant les guérisons opérées par l'influence émanant du Christ, c'est à dire du Verbe principiel, de l'Esprit universel, du véritable « ordonnateur interne » de toutes choses. Peut-être s'étonnera-t-on de ce rapprochement entre la médecine et des phénomènes généralement considérés comme « miraculeux »5, mais justement, pour les anciens, la médecine était essentiellement une science et un art sacerdotaux, une application, dans un ordre particulier, du « pouvoir des clefs » (potestas ligandi et solvendi)6, et le médecin était d'autant plus éminent qu'il s'identifiait plus profondément et effectivement à son archétype divin.7
On voit comme une telle conception de la médecine est loin de celle des modernes, qui n'ont vu là que de simples opérations matérielles (comme d'ailleurs pour les autres sciences expérimentales et même pour des sciences plus purement intellectuelles) et qui, s'étant emparés illégitimement de fragments de connaissances dont ils ne pouvaient saisir ni la portée ni la signification, ont formé une science empirique soi-disant indépendante qui vaut tout juste ce qu’ils valent eux-mêmes. Cependant, s'il en est bien ainsi, dira-t-on peut-être, si cette science n'est qu'observations analytiques, inductions hypothétiques, probabilités, si c'est une science d'aveugles tâtonnants, sans principes véritables, sans bases, tombant juste parfois, peut-être, mais comme par chance en quelque sorte, alors on s'explique mal les résultats immédiats si tangibles de ses applications pratiques, la seule chose qui semble compter aux yeux de nos contemporains, ces résultats fussent-ils accompagnés d'effets indésirables plus ou moins soupçonnés ou apparents8. Certes, dans un monde étroitement limité par les plus grossières apparences corporelles, l'industrie moderne « réussit » indéniablement et on peut, par exemple, faire battre artificiellement le cœur de grands malades avec des piles ; mais la médecine traditionnelle n'avait pas pour fin la seule santé corporelle, loin de là, et surtout pas au détriment de la santé des âmes, ou plutôt, si l'on veut, de celle de l'être complet9 : inutile, à ce propos, de dire que les textes évangéliques rappelés plus haut comportent des significations bien plus importantes que celle du simple sens littéral. Qu'on se reporte à ce qui a été dit au début : ce monde, comme les autres d'ailleurs, est une « expression », un reflet ou un symbole des vérités principielles, il ne saurait être une fin en soi, mais bien plutôt un moyen permettant aux êtres de s'élever vers des degrés supérieurs, et les maladies corporelles elles-mêmes peuvent, à cet égard, être des remèdes, sans parler de la porte que tous doivent franchir pour s'éveiller du sommeil de la vie d'ici-bas : la mort10.
Dieu est plus Savant.
1Le mot « super-cilium » (sourcil, ophrys en grec ; cilium = paupière) mis pour « sommet » ou « escarpement » (autre sens figuré significatif : fierté, arrogance, orgueil) n'est peut-être pas anodin : en dépit de ses arrogantes prétentions, la lumière réfléchie par l’œil « cérébral » (au « sommet » du corps) n'est qu'un obscur reflet bien exigu de la « vraie lumière » qui résonne au centre ou milieu (medium) de la montagne (montis) de l'existence, dans la « caverne du cœur », « cité (civitatem) divine » traversée (transiens) par l'élixir de la « fontaine de vie ».
2Il y eut par exemple des applications thérapeutiques de la musique traditionnelle, assurément sans aucun rapport avec l'actuelle « musicothérapie » ! Cet exemple montre d'ailleurs que le point de vue traditionnel ignore la « spécialisation » à outrance de la science moderne, les diverses sciences y dérivant toutes des mêmes principes universels, comme nous allons le voir, et toutes étant reliées entre elles par cette « loi des correspondances » évoquée plus haut.
3D'ailleurs, tout ce qui advient à un être doit forcément correspondre à certaines de ses propres possibilités.
4Si l'on veut un exemple, en voici un qui pourra par ailleurs justifier ce qui vient d'être dit du Timée : « Je pense qu'il n'est aucun des fils d'Esculape qui ne convienne que toutes les maladies, ou du moins un grand nombre et les plus graves, soient causées par des déviations et des dérangements du « Souffle » [Pneûma, et il faut rappeler ici la “loi des correspondances”, ainsi que l'étymologie des mots « esprit » ou « âtmâ », sans parler des multiples significations analogiques du Ruahh hébraïque, du Prâna des anciennes Upanishads ou encore du Qi extrême-oriental]. Les uns disent toutes les maladies, les autres disent la plupart, les plus graves, les plus difficiles à guérir » (Empereur Julien, Sur la Mère des dieux). Notons, eu égard à ce qui va suivre, que certains ont rapproché le bâton d'Esculape, en tant que signe de guérison, du « serpent d'airain », symbole du Christ. D'autre part, on peut encore remarquer à ce propos que, des trois termes connexes Verbum, Lux, Vita (voir références à la note 9), si le dernier peut être mis en correspondance avec le « souffle » ou la « respiration » (et le symbolisme du serpent est lié avant tout à l’idée même de vie : en arabe, le serpent est el-hayyah, et la vie el-hayâh), les deux premiers peuvent l'être avec la double nature sonore (verbum) et lumineuse (lux) que la tradition hindoue attribue à cet aspect de la « Puissance » (Shakti, mais considérée ici seulement comme « force cosmique »), qu'en tant que résidant spécialement dans l’être humain et y agissant comme « force vitale », elle représente à la façon d'un serpent enroulé sur lui-même (symbolisant l'état de repos d’une énergie « statique »), ou se déroulant sphériquement en spirale (manifestant toutes les formes d'activités plus ou moins spécialisées de l'individualité), ou s'élevant axialement comme le caducée d'Hermès (les résorbant graduellement dans son ascension vers le Principe) ; on pourrait d'ailleurs citer, à propos des applications médicales de cette doctrine, des passages assez semblables à celui du discours de l'empereur Julien ; mais voir cependant ce qui sera encore dit plus loin du bâton d'Esculape et de la médecine « hermétique ».
5Remarquons qu'il y a des faits qui ne paraissent inexplicables que parce qu’on ne tient pas compte du caractère tout relatif de la condition temporelle. Le rapport causal n'étant pas un rapport de succession, mais de simultanéité, une reconstitution subite de tissus organiques lésés, par exemple, si elle est bien instantanée et non pas simplement beaucoup plus rapide qu'à l'ordinaire, pourrait être accomplie dans le « non-temps » (il faut dire qu'il y aurait aussi à envisager des modes de succession autres que celui du temps physique ordinaire, mais se traduisant par la simultanéité ou « l'instantanéité » dans leur correspondance corporelle ou physiologique). Puisque la manifestation ou l'actualisation transitoire des possibilités contingentes (à partir de leur état principiel de non-manifestation dans la science divine) est instantanée, c'est à dire qu'elle transcende toute durée (c'est pourquoi certains parlent du « renouvellement de la création à chaque instant », ce qui n'implique aucune conception atomiste du temps qui est continu – comme l'espace – et irréversible), il est concevable qu'un événement quelconque du passé soit, dans le présent, comme n'ayant véritablement pas eu lieu. Tout est en simultanéité dans le Verbe principiel et il n'y a ni passé ni futur par rapport à « l'éternel présent » (Cf. saint Pierre Damien, De Divina Omnipotentia).
6Pour employer les termes de la tradition extrême-orientale, il s'agirait alors, selon ce qui a été dit plus haut de la médecine chinoise, de « délier » le yang et « lier » le yin, ou inversement, de « lier » le yang et « délier » le yin, pour parvenir à l'équilibre ou à l'unité du « ciel » et de la « terre », de l'essence et de la substance, de l'acte et de la puissance, et peut-être aussi de ce que l'empereur Julien appelle pneûma (quelles que soient les significations plus ou moins transposées dont ce terme et ceux qui lui sont apparentés sont susceptibles) et de son “support de manifestation” (sỗma ou autre chose ; cf. Mathieu 13:3 ; Marc 4:3 ; Luc 8:5) ; et cette unité, qui est obtenue par la “soumission” du second terme de chacun de ces couples au premier (couples qui ont d'ailleurs une indéfinité de correspondances dans tous les domaines), et par laquelle est réalisée l'harmonisation hiérarchiquement ordonnée de tous les éléments de l'être, c'est la santé si l'on veut, mais c'est aussi la “paix”, celle du Pater : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ».
7Il faut se rappeler ici qu'il y avait des initiations prenant pour base les arts et les métiers (c'était la même chose) qui, comme nous l'avons vu déjà à propos des sciences, avaient tous leurs fondements dans l'ordre des principes métaphysiques. Bien entendu, il y a aussi une certaine hiérarchie à envisager entre les diverses sciences et leurs applications en fonction de leurs dérivations plus ou moins proches ou lointaines du Principe, et s'il y a par exemple une médecine purement spirituelle ou « théurgique », il y a aussi une médecine hermétique ou « spagyrique », donc en rapport, dans sa mise en œuvre, avec le « monde intermédiaire » des formes subtiles (et peut-être peut-on rappeler à cet égard le bâton d'Esculape dont il a déjà été question en note, nonobstant les significations supérieures dont il est sans doute susceptible, car le serpent, entre autres significations, est un des symboles les plus habituels de l'Anima Mundi et des courants de la force cosmique qu'évoque le terme même de « spagyrie »). Quant à la magie, qui concerne proprement le maniement de certaines « forces » subtiles des plus inférieures, les « influences errantes », il s'agit d'une science expérimentale généralement méprisée et abandonnée, autrefois, aux « jongleurs errants » que leur incapacité intellectuelle empêche d'aller plus loin. Ceci dit, seule la science moderne devait considérer le monde corporel ou « matériel » comme un tout se suffisant à lui-même, ou comme quelque chose d’isolé dans l’ensemble de la manifestation universelle, et prendre en quelque sorte comme postulat l’idée qu’il existe des êtres et des choses dont l’existence et la constitution n’impliquent aucun élément d’un ordre autre que celui-là.
8Sans même parler, par exemple, du caractère dangereux des influences « subtiles » attachées à certaines « matières » (voir §1), on peut naturellement penser ici, assez simplement, aux fameux « effets secondaires » des médicaments, et notamment aux effets manifestement « abrutissants » de certains d'entre eux. Il est à noter, à cet égard, que la science des remèdes a pour « envers » celle des poisons... ce qui est d'ailleurs une des raisons – quoique secondaire – qui explique bien des réserves toutes naturelles, dans une civilisation normale, en matière de connaissances. D'autre part, en ce qui concerne les résultats obtenus dans l'application par la médecine traditionnelle, remarquons tout de même qu'ils peuvent, en de nombreux cas, paraître extraordinaires à ceux qui ne s'en font qu'une idée par trop inexacte.
9De ce point de vue de la totalité, la « spécialisation » dont il a été question dans une note précédente, avec la « myopie » qu'elle entraîne, peut évidemment avoir des conséquences assez fâcheuses. Quant aux « âmes », il faut savoir qu'il y a un rapport essentiel entre l'état subtil ou « animique » et la Vie même, celle dont il est question dans le prologue de l'Évangile de saint Jean à propos de la « Lumière des hommes » ; ce n'est évidemment pas d'une « vie » corporelle ou mécanique qu'il s'agit en l’occurrence (Cf. René Guénon, Verbum, lux et vita, ch.XLVII des Aperçus sur l'initiation, sur oeuvre-de-rene-guenon.org ou index-rene-guenon.org). D'autre part, la maladie de l'âme, c'est avant tout l'ignorance, et « l'élixir de vie » des hermétistes, leur « médecine universelle », la « vraie médecine » de l'acrostiche Vitriolum (Visita inferiora – ou interiora – terræ, rectificando invenies occultum lapidem, veram medicinam), c'est aussi, sous un autre aspect, la « pierre philosophale », pour ainsi dire le contraire, en quelque sorte, des médicaments évoqués dans la note précédente...
10En vertu de la loi de l'analogie, selon laquelle « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, mais en sens inverse », les infirmités corporelles sont souvent prises comme symboles de leurs « contraires », si l'on peut dire, en Dieu. Ainsi, être sourd aux sons dans leur modalité grossière peut signifier la contemplation directe, affranchie des conditions limitatives inhérentes à toute manifestation, de leur modalité non-manifestée subsistant « éminemment » dans le Verbe non proféré ; de même pour la cécité, la paralysie, etc., ou encore pour la mort, à propos de laquelle il est parlé de « tirer le vif du mort et le mort du vif » (ce qui est par ailleurs une expression qorânique : VI, 95), comme on dit aussi dans le même sens « rendre le manifeste occulte et l’occulte manifeste », la naissance à la manifestation étant comme une mort au Principe, et inversement, la mort à la manifestation étant une naissance ou plutôt une « re-naissance » au Principe (il s'agit évidemment seulement du Principe, non en lui-même, mais envisagé dans sa relation à la manifestation). Enfin, à un autre point de vue, mais néanmoins relié au précédent, le mort, le sourd, l'aveugle, le paralytique, c'est l'être dont Dieu est la vie, l'ouïe, la vue, la main, le pied, ou bien encore celui qui, à l'inverse en quelque sorte, est lui-même une « expression » des attributs divins, une manifestation, en somme, de la véritable « médecine universelle ».